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Toute vie s' « achève » sans être achevée. La tâche des survivants est de l'achever, en en construisant le récit, en en constituant l'épilogue. Quand il n'y a plus rien à faire, il reste à dire, dans la parole ou l'écriture, ce qu'a été un être, dire et d'abord construire, dans l'après-coup, le sens d'une existence. Le sens d'une vie étant à constituer, et non pas simplement à reconstituer. Travail d'archéologue, d'historien, à la recherche de la vérité « objective », mais aussi de poète ou de romancier.
Car il ne s'agit pas simplement de découvrir, il s'agit d'inventer, de produire le mot de la fin, il s'agit de se faire non pas simplement chercheur, en accomplissant une tâche de policier, mais créateur : il s'agit de faire d'une personne – parent, ami, enfant perdu – un personnage. Création singulière, à chacun son image, son souvenir, sa construction. Créer ce personnage, c'est nous faire auteurs. En cela chacun de nous, à l'occasion d'un deuil, rencontre l'opportunité de faire œuvre d'artiste. Or cette œuvre que nous créons, ce portrait du disparu deviendra la forme sous laquelle il sera conservé dans les mémoires. Grâce à la constitution d'une parole, poétique, puisque créatrice.
Ainsi éviterons-nous au mort une seconde mort, celle dont nous les survivants sommes responsables quand nous ne gardons le souvenir que de la mort de nos morts, c'est-à-dire des circonstances des modalités de leur mort. Savoir anonyme, aseptisé, quasi policier. Nous savons presque toujours de nos ancêtres, ou des membres de notre famille que nous n'avons pas connus, de quoi ils sont morts et à quel âge, mais souvent nous n'en savons rien de plus. Après ce long silence des endeuillés, interdits de lamentations, mais aussi d'évocation, on aimerait non pas voir revenir le temps des cris, mais advenir le temps de la parole.
C'est sans doute faute de parole que nous sommes parfois tentés de hurler notre mal de vivre ; et si la parole nous manque, ce n'est pas toujours faute de mots, c'est parfois faute d'oreilles : « Nous cherchons peut-être des oreilles autant que des mots. » Mais si les oreilles nous manquent c'est que nous ne trouvons pas les mots pour nous faire entendre. Les autres rejettent les choses et les mots de la mort, les mots vides de la bêtise qui les renvoient à leurs propres deuils et à leur propre impuissance. Tous se détournent de nous, les affligés. Et dans la solitude, il ne nous reste que les larmes. Ou les cris.
Puisque notre puissance de comprendre ne peut s'exercer que sur la vie, c'est à la vie que nous devons être attentifs, à la vie de ceux qui nous ont quittés. Les morts ont besoin de nous. Nous seuls pouvons les faire survivre dans les mémoires. Après le temps du deuil, vient le temps du commentaire. Le mort ne doit pas occulter le vivant. C'est de la vie que nous avons à parler, c'est une vie que nous avons à comprendre. Constituer une parole sur la vie du disparu, moment essentiel du travail du deuil.
Mais cela ne suppose ni hurloir ni parloir. Le deuil ne doit pas se faire et se dire hors de notre commune demeure. Il n'est ni une maladie, ni un délit. Pas de risque de contamination, pas de honte à « être en deuil ». Il n'y a pas de raison d'isoler les endeuillés, de les envoyer crier ou parler ailleurs. Ils doivent pouvoir rester parmi les autres, sans être condamnés au silence.
Il ne s'agit pas non plus de les réduire, trop tôt, à la parole. Il s'agit de les y conduire. Cela sera d'autant plus facile que l'on aura respecté le rythme et le temps du deuil, sans tenter de brûler des étapes. Toute blessure suscite un processus d'auto réparation, que nous ne devons pas entraver : après le cri, les larmes, après les larmes, les plaintes, et la parole vide et répétitive, et stérile, du regret. Puis vient le temps du récit, récit de la mort, puis de la vie. Après le récit le commentaire. Et enfin l'épilogue. Qui achèvera le travail du deuil. Ainsi nos disparus trouvent-ils enfin place dans notre mémoire, et la mémoire des nôtres, non sous la forme de cadavres encombrants, mais sous la forme de personnages de si douce compagnie, modèles ou repères, complices ou témoins, et même pourquoi pas encore destinataires, pièces maîtresses en tout cas, de notre univers.
A chacun de se construire, et de se réparer, non par l'oubli mais par la mémoire, non par le hurlement ni par le silence mais par la parole. Pas besoin pour guérir de biffer ou de taire. Pas besoin non plus de cris ou de larmes. Se souvenir de nos disparus bien souvent, « ce n'est pas triste ».
Du cri à la parole, de Annie Chalanset
Deuils, Vivre c'est perdre, éditions Autrement, série mutations, n° 128 - mars 1992
Deuils, Vivre c'est perdre, éditions Autrement, série mutations, n° 128 - mars 1992